L’escalade de l’engagement, la comprendre pour jeter ton travail par Nicolas Bouteillier

A propos de l’auteur : Si Nicolas Bouteillier était une liste de tag: développeur, technicien, artisan, entrepreneur, geek.
Nicolas est développeur depuis 2002, il a accompagné en mode lean startup plusieurs démarrages de projets, gérant de sa SARL, auto-entrepreneur, salarié,
c’est un touche à tout riche d’expériences variées qui a accosté sur les rives de l’agilité sans jamais quitter le monde entrepreneurial.

Le piège de l’engagement ?

Plusieurs articles ces jours-ci et un épisode de l’excellent « scrum life » de notre ami JP Lambert, nous parle de savoir abandonner, jeter, supprimer, revert, delete, format …
Prendre la décision de se séparer d’un bout de code, d’une itération tout entière, d’une branche, d’une fonctionnalité …
Je ne reviens pas sur les raisons qui sont à l’origine de la décision à prendre, ce sont des raisons pragmatiques, terre-à-terre, souvent pilotées par le business, le budget, pour les détails je t’ai mis les liens à la fin de l’article.
Ce dont je vais te parler aujourd’hui, c’est pourquoi tu as tant de mal à jeter ton travail ?
Pourquoi ton équipe a tant de mal à arrêter un sprint, jeter un sprint, supprimer une fonctionnalité ?

  1. C’est normal ! Oui mais pas pour les raisons que tu imagines.
  2. L’escalade de l’engagement, le principe.
  3. L’escalade de l’engagement, l’expérience de psychologie sociale.
  4. Les rationalisations et biais cognitifs.
  5. Des outils pour changer de perspective.

1 – C’est normal ! Oui mais pas pour les raisons que tu imagines.

Tu as l’impression que c’est normal d’avoir du mal à jeter, c’est ton boulot, ça t’as pris du temps, c’est un investissement, en fait oui … Mais non !

Il n’y a pas que ça, je vais te parler d’un concept mis en lumière par la psychologie sociale, concept depuis longtemps utilisé par le marketing et les ventes.
Comprendre ces mécanismes psychologiques va te permettre de te poser la question de l’abandon de ton travail sous un nouveau jour.
Les deux questions à te poser sont:
  • Pourquoi il est si difficile de jeter ?
  • Pourquoi tu trouves toujours une bonne raison (rationnelle, logique, imparable, prudente) de ne pas le faire ?

2 – L’escalade de l’engagement

Le principe est celui de « l’escalade d’engagement ».
L’idée générale est la suivante:
Plus tu t’es (ou tu te sens) engagé dans la décision initiale et plus il sera dur de changer d’avis.
Plus tu as conscience d’un potentiel échec et plus ça vient renforcer cette difficulté.
Par extension plus tu te sens responsable de l’échec, ou de l’inadéquation du travail effectué et plus ça t’engage.
Si tu es dans une équipe agile tu es forcément engagé dans les décisions, donc toutes les productions de l’équipe sont en partis des conséquences de tes décisions.
Si tu es seul à décider, c’est encore plus marqué, tu es forcément responsable et les conséquences sont de ta responsabilité.
Que tu agisses ou pas, dans les deux cas tu portes une responsabilité, l’absence de décision étant une décision en soi.
Exemples d’actions :
  • « Oui les gars, on y va, on verra ce que ça donne une fois dans les mains des utilisateurs mais je le sens bien.« 
  • « On prends le risque, le besoin n’est pas très clair, mais notre interprétation semble bonne.« 

Exemple d’inactions :

  • « J‘aurais vraiment dû leur dire avant que je ne le sentais pas … Je sentais que ça allait pas le faire …« 
  • « C’est ma faute, si j’avais utilisé telle lib, si j’avais dév tel truc … »
  • « J’aurais dû utiliser tel service et pas me lancer dans ce dév. »

3 – L’escalade de l’engagement, l’expérience de psychologie sociale.

Je ne vais pas te détailler toute l’expérience faite par Straw, si tu veux la lire (en anglais) c’est ici http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.470.3668&rep=rep1&type=pdf
mais voici le point intéressant pour nous:
As we have seen, when individuals are personally responsible for negative consequences, they may decide to increase the investment of resources to a prior course of action. It follows that this same process of escalation may also occur in many decision contexts in which additional time, effort, and resources are committed to an unsatisfactory policy alternative.
Traduction:
Comme nous l’avons vu, lorsque des individus sont personnellement responsables des conséquences négatives, ils peuvent décider d’investir davantage de ressources dans une décision antérieure. Il s’ensuit que ce même processus d’escalade peut également se produire dans de nombreux contextes décisionnels dans lesquels du temps, des efforts et des ressources supplémentaires sont consacrés à une décision peu satisfaisante.
Donc si tu es, ou tu te sens, responsable des conséquences négatives, statistiquement, tu as plus de chance d’avoir envie d’investir plus de ressources pour « te rattraper », ou éviter de te faire mal voir, ou bien pour affirmer que la décision première était la bonne.
Ce sont des biais cognitif connus, il est souvent plus simple de continuer dans une voie en se disant que ça va payer plus tard, ou bien que c’était la bonne décision malgré les pertes ou les ratages que de voir la vérité crue en face, c’était une erreur, c’est loupé, faut assumer, et jeter.

Un exemple concret, sur un développement je me suis retrouvé en train de coder un module de compta, simple au début, puis de fil en aiguille, j’ai finis par faire un module complet, factures, devis, avoirs … Avec le recul, le mieux aurait été d’utiliser un produit tout fait, open source auto-hébergé, ou bien un Saas, et d’aller me brancher sur une API. Il me reste encore un peu de dév à faire là dessus … Je fais quoi ? Je jette ou je fais mon api ? Ou je me dis qu’avec tout le temps investi jusque là, et vu que ça fait presque tout ce dont j’ai besoin, ça serait dommage de ne pas le finir ?
Je peux même pousser la rationalisation encore plus loin, et m’imaginer en train de le vendre, comme un Saas, puisqu’il fait tout …
La bonne solution est pourtant claire, arrêter les frais, choisir un produit déjà fait, complet, qui réponds à mes besoins et aller me brancher dessus …

Nous sommes tous passés par là, et ça nous arrivera encore, tu n’es pas seul 😉

4 – Les rationalisations et biais cognitifs

Pour te rassurer et pour pouvoir continuer à aller dans le sens que tu as pris au départ, ton inconscient est très fort, et il va te tromper, tu vas sans t’en rendre compte chercher des excuses, ou des rationalisations.
Tu te trouves des justifications qui n’ont au final qu’un but, continuer sur ta lancée:
  • la preprod était HS, on a pas pu dév comme on voulait, c’est pour ça qu’on a perdu de temps, mais on va rattraper.
  • Les user stories étaient pas claires, mais c’est bon, maintenant on a compris, les utilisateurs vont aimer la deuxième version.
  • Fifi était malade, du coup, c’est Riri qui nous a expliqué le besoin, et lui n’avait pas compris.
  • Même si personne ne l’utilise, c’est là et ça risque de servir un jour.
  • Vu le temps qu’on y a passé, ça serait dommage d’arrêter maintenant, il ne reste plus que quelques heures pour finir.
C’est une histoire de cohérence et dans un sens tu n’y es pour rien. Il y a plusieurs facteurs déterminants dont le facteur sociétal.
Il est plus simple pour ton inconscient, qui ne cherche que l’équilibre, d’alterer un peu la réalité ou du moins la perception que tu en as pour justifier ton engagement de départ. 
Donc tu justifies, c’est logique, c’est cohérent, c’est confortable, et pour prouver que tout va bien tu continues.
Notre société nous dit de partout qu’on apprends en échouant, que les échecs c’est formateur, que c’est bien, que c’est nécessaire, mais en vérité, lorsque tu assumes un échec, tu te fais souvent clasher, et dans certaines boîtes tu prends un vrai risque, alors pourquoi aller dans ce sens ?
Assumer un échec est dur et ça peut avoir parfois des conséquences négatives sur ton emploi, ton salaire, tes primes, peu importe.
Souvent tu ne te sens pas en sécurité pour pouvoir dire simplement:
« Hé les gars, je me suis bien planté, la nouvelle fonctionnalité tous les users s’en moquent, on a perdu 15 jours ».
À la place tu dis:
« Hé les gars, les users ont rien compris, on a fait un truc trop bien, on prends 15 jours et on leur fais la même mais en plus simple, à leur niveau et ça va passer crème ».

5 – Des outils pour changer de perspective

Et pour finir quelques pistes pour que ça aille mieux.
Premièrement, le fait d’en être conscient va faire le plus gros du travail, tu le sais, ça peut arriver, alors avant de prendre la décision de continuer ce que tu fais, lorsque que les indicateurs t‘incitent à arrêter, poses toi quelques minutes pour prendre le temps d’y réfléchir.
Maintenant que tu connais ces mécanismes, tu vas pouvoir prendre un peu de recul face à tes propres ressentis, tes justifications, et lorsque tu sens que tu dois arrêter, supprimer, abandonner, essayes de comprendre pourquoi tu t’accroches.
Une autre approche, si t’as un bon niveau de jeux de rôles, est de quitter ta peau pour entrer dans celle d’un dév qui n’a pas pris ou participé à la décision initiale, la conception, le recueil des besoins, quelqu’un qui n’a aucune responsabilité dans l’état actuel des choses.
Une fois dans la peau de cette personne, tu regardes pour/contre, tu fais un bilan, et tu te demandes ce qu’il serait sage de faire.
En prenant garde de penser comme quelqu’un de neutre, et pas comme une personne investie.
Une autre solution, peut être la meilleure dans ces cas là, est de demander à un autre dév ou une autre équipe. Si tu sens que ça pourrait être mieux de jeter une fonctionnalité, invites quelques membres d’une autre équipe et exposes les faits, sans émettre de jugement puis recueille leurs opinons. 
Ça sera plus facile pour eux de voir de manière détachée ce qui est le plus pertinent de faire.
Dans tous les cas, plus tu sens que les personnes sont investies dans la décision initiale, et plus tu sens qu’elles sont ou se sentent responsables et plus il faut que tu sois vigilant à ces biais.
Ces mécanismes expliquent pourquoi contre toutes attentes logiques on continue de travailler sur une fonctionnalité inutile, ou on continue de réinventer une roue, alors qu’elle existe en 10X mieux déjà prête à l’emploi.
Ton avis ? Ton expérience ? Partage avec nous 🙂
À voir/ à lire pour savoir pourquoi jeter:

 Nicolas

Kaizendo.fr : https://kaizendo.fr/

Auteur/autrice : Nicolas Bouteillier

Si Nicolas était une liste de tags: développeur, technicien, artisan, entrepreneur, geek. Nicolas est développeur depuis 2002, il a accompagné en mode lean startup plusieurs démarrages de projets, gérant de sa SARL, autoentrepreneur, salarié, c'est un touche à tout riche d'expériences variées qui a accosté sur les rives de l'agilité sans jamais quitter le monde entrepreneurial.

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